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Entretien avec Yacine Ould Moussa, économiste

« La masse critique en matière de grands projets industriels n’est pas encore été atteinte »


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24 Avril 2014 | 17:23
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Pour Yacine Ould Moussa, « il faut que l’acte d’investir dans l’industrie soit beaucoup plus facile que l’acte d’importer ». On n’en est pas encore là. Dans l’entretien qu’il nous a accordé, M. Ould Moussa nous en donne les raisons.

 

Investir : Les chiffres que rend régulièrement publics l’Office national des statistiques font ressortir un tassement de la production industrielle publique. Comment peut-on expliquer cet état de fait ?

Yacine Ould Moussa : Ce tassement de la production industrielle nationale est conjoncturel. Cela traduit néanmoins la faiblesse de la part de l’industrie dans le produit intérieur brut (PIB). Je rappelle à vos lecteurs qu’à la fin des années 70, le secteur industriel participait à hauteur de 46 % au total de la richesse nationale.

Depuis, la production nationale n’a fait que baisser jusqu’à 4,5% et maintenant elle n’est que de 2,5%. Cette situation s’explique par le désinvestissement industriel pendant une longue période. D’abord, durant les années 80 où notre industrie a subi des restructurations qui ont débouché sur le résultat contraire à celui escompté. On a fait un peu comme dans la chanson de Brel : on a voulu voir Vesoul, on a vu Honfleur. On a découpé nos entreprises sur des critères géographiques, techniques. On a séparé la distribution de la production, l’approvisionnement de la commercialisation. On a mis des structures régionales… Mais le problème est resté le même puisque l’essentiel, c'est-à-dire l’allocation des ressources n’était ni optimale ni rationnelle. Elle était centralisée. Et quelles que soient les restructurations industrielles et financières qui ont été pratiquées tout au long des années 80 et 90, l’outil national industriel public s’est délité. On lui a appliqué  les règles de l’orthodoxie financière, il fut exclu des financements. Et lorsqu’il a été question de lui vernir en aide, les apports financiers n’étaient que des jeux d’écritures. Très peu d’argent a été mis  sur l’industrie à proprement parler. Ceci d’une part. Par ailleurs, il y a eu aussi l’impréparation de l’ouverture du commerce extérieur. Cela a complètement disqualifié le tissu industriel public.

Donc, si on me dit que la production industrielle a baissé cette année, cela ne m’étonne pas vraiment. L’économie nationale n’a que très peu évolué. Nous consommons toujours des biens d’importation contre des ressources fossiles. Le secteur productif a une rigidité exceptionnelle. Il n’y a qu’à voir la balance commerciale et la balance des paiements pour comprendre que c’est très difficile d’avoir des résultats dans la production industrielle sur du court terme.

Pour développer un vraie politique de substitution aux importations, il n’y a qu’à observer les chiffres de la balance commerciale. On importe jusqu’à des roses en plastique sous couvert de liberté et d’économie de marché. Il y a une absence de vision à long terme. On n’a pas encore fait le choix de comment transformer nos avantages comparatifs en avantages compétitifs, dans le cadre de la division internationale du travail.

Comment s’insérer dans une chaîne de valeur internationale de façon pérenne et performante ? Comment mettre en valeur les ressources humaines, matérielles et financière que nous avons ? Dans ce contexte, il est clair que nous devons plus efficacement gérer la rente énergétique. Je pense que nous devons ouvrir un grand débat sur le rôle des hydrocarbures en Algérie. A mon sens, trois grandes missions, doivent lui être dévolues : financement du développement national, satisfaction des besoins en énergie de l’économie nationale et enfin placer ce secteur dans une perspective de modernisation pour son propre épanouissement.

-Le gouvernement mise sur le développement de la sous-traitance autour de quelques grands projets industriels. Cette démarche a-t-elle une chance d’aboutir dans le contexte actuel ?

-Pour qu’il y ait sous-traitance, il faut qu’il y ait donneur d’ordre. Dans le contexte de l’industrie nationale actuelle, il faut bien se rendre à l’évidence que la masse critique en matière de grands projets industriels n’est pas encore été atteinte. Pour parvenir à pareille situation, il est important de mettre en place une véritable politique industrielle à moyen et long terme quels que soient les gouvernements et les hommes. Sur ce plan, il faut bien admettre que nous sommes défaillants. On ne peut pas parler de pôles industriels, de champions sans auparavant fixer un cap à l’industrie nationale. Nous sommes, je le répète, dans la chanson de Brel. On a fait des holdings, on les a transformés en fonds de participation, puis en SGP...

Les conditions pour atteindre la masse critique que j’évoquais tout à l’heure ne sont pas réunies. Il est quasiment impossible de créer un effet d’entraînement et amener le secteur privé à y adhérer. Il faut bien se rendre à l’évidence. Le cycle industriel est long et en l’absence d’une politique clairement identifiée, le privé n’ira pas s’y fourvoyer. Dans pareils cas, les fonds privés préfèrent la sécurité des cycles courts. D’ailleurs, les politiques publiques qui régulent l’économie du pays avantagent les cycles courts que sont l’a revente en l’état, face à des problèmes de financement, de bureaucratie de qualification de la main d’œuvre  etc.

 C’est cette vision à court terme qui a conduit au démantèlement du complexe industriel national. Le résultat est là et est illustré par ce chiffre : 70% des besoins de l’économie et de la société sont couverts par les importations.

 Nous sommes à un jet de pierres de 2020. A cette date, 29 millions d’Algériens seront en âge de travailler. Auront-ils tous un emploi ? Ce sont les investissements d’aujourd’hui qui créeront l’emploi de demain. Sommes-nous dans cette logique en 2013 ? Faisons-nous le nécessaire pour l’émergence d’un maximum de grands groupes industriels publics à même de développer efficacement la sous-traitance ?

En fait, l’objectif du gouvernent de favoriser la sous-traitance est une bonne chose, mais sous-traiter pour qui ?

-Pensez-vous réalisable l’objectif du gouvernement d’élever la part de l’industrie dans le PIB à hauteur de 10% à court et moyen terme ?

-Cela signifie le doublement de la production industrielle nationale. C’est un objectif tout à fait réaliste. Seulement pour le réaliser, il faut changer d’orientation stratégique. Il faut utiliser nos ressources, notre rythme de développement industriel public et privé de manière plus intense et plus rapide. Il faut que l’acte d’investir dans l’industrie soit beaucoup plus facile que l’acte d’importer. Il faut une sorte de plan Marshall pour donner du muscle au tissu industriel, actuellement métastasé par les importations, l’absence de vision et par quinze années de terrorisme. Lorsqu’on est dans l’insécurité, on ne va pas vers les cycles longs. C’est bien connu. Aujourd’hui, la violence a disparu mais les facteurs structurants de l’économie n’ont pas évolué pour autant. L’accès au foncier et au financement est difficile.

J’entends souvent les autorités monétaires et financières dire qu’on a augmenté de 18 % les crédits injectés dans l’économie et qui sont allés à la production. J’en conviens, mais je voudrais savoir ce qui a été réellement dédié à l’investissement industriel et à l’exploitation. En fait, il faut qu’on sache réellement si l’on se dirige vers la bonne porte d’entrée. Pour l’heure, il est très difficile de savoir où l’on va pour la simple raison que les chiffres sont difficiles à obtenir.

Finalement, même si l’on dépense beaucoup d’argent, on est bien obligé de constater qu’il y a très peu d’efficacité.

Je reviens à votre question pour réaffirmer la possibilité de doubler la part de l’industrie dans le PIB, mais encore faut-il mettre en place tous les instruments pour ce faire : fiscalité, financement, formation, foncier etc.

-Les cinq dernières années, le gouvernement évoque régulièrement le concept de stratégie industrielle. Y croyez-vous ?

-M. Abdelhamid Temmar était le ministre qui a utilisé ce concept pour la première fois. Il avait imaginé une vision et ciblé des secteurs. Je suis tenté de croire que ce n’était qu’un simple exercice intellectuel. Lorsqu’on veut se doter d’une stratégie industrielle, il faut d’abord identifier les objectifs et les besoins à moyen et long terme, mettre en place les éléments structurants. Ce n’est pas que cela, encore faut-il identifier les moyens financiers, les instruments d’encadrement des projets, une réelle politique de régulation. Vous pouvez vous fixer un objectif avec une politique de régulation aux antipodes de vos ambitions. A voir où nous en sommes, on a le sentiment d’avoir perdu du temps. La stratégie ne se déclame pas seulement.

En fait, le gouvernement a donné à ce concept de stratégie industrielle un contenu cosmétique, politique, mais à aucun moment opérationnel.  Dans les faits, il n’y a qu’à voir l’état de notre industrie. Une réalité édifiante : sur les 600 000 PME qui existent en Algérie, très peu sont dans le secteur industriel. Cet état de fait est le résultat des politiques publiques en matière économique. Les investisseurs préfèrent financer une opération d’importation. C’est bien plus simple et autrement plus rentable qu’un projet industriel avec tous les tracas que pareille aventure suppose.

-Vous ne croyez donc pas à cette stratégie…

-Je crois aux décisions et aux politiques mises en œuvre. Je ne crois pas aux mesurettes, ni aux réformettes et encore moins aux mesures cosmétiques qui sont liées aux circonstances et aux rapports de forces entre groupes d’intérêts. Une vraie stratégie industrielle se construit sur des éléments structurants très lourds. Elle a besoin, pour sa mise en œuvre, d’une politique claire avec une visibilité et une intelligibilité bien mises en évidence. L’Etat indique le chemin. Il choisit les secteurs à développer. Tout industriel qui y investit aura l’appui total, tous azimuts. Ceux qui ne s’inscrivent pas dans cette démarche ne seront pas concernés par des avantages fiscaux et autres. Cela se fait dans le monde entier. Mais pas encore chez nous malheureusement. 

Entretien réalisé par Mourad Sid-Ali



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