Acueil Commentaire Dévore-nation


La Chronique de

Kamel Daoud

Dévore-nation


  Kamel Daoud     kameldaouddz@yahoo.fr

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Gouverner, c’est nourrir. Nouvelle doctrine de la stabilité et essence de la gouvernance. Autrefois, gouverner était prévoir, développer, creuser la route ou conquérir, dominer ou assujettir. Aujourd’hui, c’est faire manger. S’assurer la pérennité du règne, par la sécurité de l’approvisionnement. En Algérie, cette doctrine (gouverner, c’est nourrir) a remplacé celle, trop idéaliste des premières années de l’indépendance : l’Etat est une table, pas la tablette des commandements. Le stock est le garant de l’urne. La pause entre les repas est le temps de la mandature. A chaque ramadan, cet état de l’Etat se révèle au plus nu : on parle alors brutalement de viandes, de semoules, huiles, approvisionnement, pains, sucre, lait et capacité de réponse à la demande du marché, c’est à dire de la foule. On donne à manger ou on se fait « manger ».

C’est le mois de la névrose. Cette mise à nu du rapport névrotique entre l’Algérien et la nourriture, premier acquis de l’indépendance depuis mille ans. Signe ostentatoire de la libération, vrai et unique butin de guerre, assouvissement en sursis depuis la nuit des temps, première blessure de ce peuple : la faim et la pénurie. Contrairement aux romains par exemple, les algériens ne mangent pas avec plaisir mais avec inquiétude. Ils ne goutent pas mais dévorent. Ils préfèrent le stock à la récolte. Le silo à la fenaison. Lien obscur et douloureux entre le rassasiement et la liberté. L’indépendance et le ventre. Entre la sécurité et le pain. Et c’est durant le mois le plus céleste que le pays parle du lien le plus terrestre : l’Etat vous parlera alors de stocks, de gros contrats de viandes entre l’Argentine et votre cuisine, entre l’Inde et la marmite ; les imams parleront de nourriture, les médecins, les radios, les chaines TV, votre voisin, votre oreille. Vous achetez, autant que votre régime, dans la panique et la peur, vous vous sentez acculé par la peur de manquer et d’être le dernier à saisir la dernière bouchée d’un bœuf immense tombé, vous dépensez comme si vous nagiez pour échapper à un Titanic coulant, vous vous battrez contre les autres alors qu’il ne s’agit qu’une empoignade entre votre panique et votre humanité.

Lien mort et mortel, le pain et l’homme, si profondément malmené par les colonisations et les pénuries, exacerbé par la peur et rendu malade par le pétrole et l’éclatement du lien entre l’effort et le repas. Signe de maladie profonde du mal d’être algérien, de la distance que l’on soupçonne trop insuffisante entre l’Histoire et la Préhistoire. Et ce lien malade va s’exprimer partout : dans le mot amour on voit le mot manger. Manger est le verbe qui traduit à la fois avoir, corrompre, dévorer, posséder, inviter, tuer et gouverner. Toute la conception de la gouvernance, avec les différents gouvernements algériens, est explicable par le mot distribution (de la rente). On conçoit le règne comme une distribution, la gouvernance comme un assistanat et la république comme équité alimentaire.

Gouverner n’est plus conquérir, mais assurer la stabilité alimentaire. Finis les temps des idéaux tiers-mondistes et de la conquête du monde ou du non-alignement. Il ne reste des années 70 que les Souk El Fellah. Dans les esprits et dans les conceptions.

D’ailleurs, les premières lignes de la trilogie de Mohammed Dib commencent par une scène inaugurale : celle de l’écolier que tous poursuivent pour lui prendre son morceau de pain.